Bernadette Morin, portrait d'une pionnière.

Bernadette Morin 1977 - Avec sa machine inventée par Lucien Morin
 Photo-journal : tout par l'image, 22 avril 1977, p.11

Parmi les pionniers du doublage au Québec, qui est essentiellement composé d’hommes à cette époque, une femme s’est démarquée par la qualité de son travail, sa rigueur et le nombre impressionnant d’adaptations réalisés autant pour la télévision que pour le cinéma. Dialoguiste de grands talents et munie d’une voix douce et polyvalente, Bernadette Adass Morin fut une comédienne, mais surtout une adaptatrice incontournable dans les fondements de ce métier.

C’est par goût d'aventures que Bernadette Morin accompagnée de son mari et ses trois enfants quitte Paris et débarque au Canada à la fin des années 50 comme plusieurs de ses compatriotes venus tentés leur chance dans le Nouveau Monde.

Avant son arrivée au Québec, le milieu du spectacle ne lui était pas inconnu, puisqu'elle avait participé à plusieurs galas pour les prisonniers de guerre en Europe. Elle avait pratiqué le ballet, l’acrobatie, le mime avec Marcel Marceau, débutant même le patin à roulettes et y enseigne le piano. Le métier d’interprète lui avait toujours plu. C'est donc la profession qu'elle décide d’embrasser après son arrivée à Montréal en 1957. Sa bonne étoile va la conduire en plein cœur de l’atmosphère marseillaise de « La Boîte à Clairette ». Une boite à chanson fondée en 1958 par Claire Oddera où de nombreuses personnalités québécoises y ont font leurs débuts et qui devient également le lieu de rendez-vous des chanteurs européens de passage à Montréal.  Se considérant beaucoup plus comme hôtesse que comme une serveuse-chanteuse telle que décrite dans la « description de tâches », elle chante la vie quotidienne.

« Un sourire en coin, un regard malicieux et de l'ironie dans ses chansons, elle plait parce qu’elle sait jouer les petites ingénues. »[i]

 

Bernadette Morin 1959

Comme à Paris elle aurait voulu, interprète des chansons du répertoire de Mireille (Mireille Hartuch). Mais rapidement on lui dit que ce genre est démodé au Québec. N’ayant pas une voix de chanteuse, elle développe un répertoire de refrains fantaisistes à défaut de ne trouver ce qui lui convient dans le répertoire existant. Pour s’amuser, elle compose une chanson comique que ses amis trouvèrent drôle. Elle recommença et on rit à nouveau. C'en était fait, elle allait tenter sa chance avec ses compositions.

Son tour de chant perfectionné, elle commence officiellement dans ce métier du show-biz québécois. Clairette lui propose un contrat comme serveuse-chanteuse à sa “Boîte à Chansons” pour une année.

Entre temps, elle fit une dizaine d'émissions de radio comme interprète. Se perfectionne avec Henri Norbert un professeur d'art dramatique qui l'aide beaucoup.

Un jour de 1959, quelqu’un lui dit, « puisque vous écrivez des chansons, vous devez bien pouvoir écrire des textes. » Elle tente l’expérience, elle commence par l’écriture des textes de présentation pour l’émission radio « À la carte » présentée à Radio-Canada les samedis après-midi. Par la suite, l’émission « Hier et aujourd’hui » de Lucille Dumont. Rapidement, la télévision a également recours à ses talents. On lui confie la création de chansons de l’émission « La Boite à surprise » ainsi que les textes de plusieurs émissions de Nicolas Doclin. Les grands spectacles de variétés et music-hall du dimanche soir sont signés Bernadette Morin. (« La valse des cent ans » 1966 ; Des gens de mon pays 1967 avec Jacques Boulanger). Elle est passée maitre dans l’art d’écrire des textes de présentation et d’enchainements y incluant sa touche d’humour et de fantaisie.

Elle fonde en compagnie de ses amis Janine Fluet, Vallon Legendre, Marcel Cabay et Nicolas Doclin la compagnie théâtrale « La belle équipe » en novembre 1960 où on y monte une multitude de spectacles théâtrale.

Elle pratique également le métier de parolière. Son nom est associé aux paroles de la chanson « Terre des hommes » d’André Lejeune en 1968[ii]. Elle coécrit avec Yvon Landry la comédie musicale « Clarisse, Alexandre, Virgile, etc. » qui est présentée en 1981 au Théâtre de Marieville dans une mise en scène de Richard Martin. En plus d’une dizaine de compositions en collaboration avec le légendaire Claude Léveillé[iii].

En parallèle à ses activités d’écriture, elle devient comédienne dans des téléromans et des téléthéâtres et y fait la rencontre de Marcel Cabay, un Belge expatrié lui aussi venu s’installer avec sa famille en 1950 et tous deux se lient d’amitié. En 1964, André Perry[iv] un jeune producteur un peu rêveur lui propose l’écriture d’un radioroman, il a un studio dans son sous-sol et voudrait le produire pour le vendre à une station de radio. Elle appelle donc son ami Marcel Cabay et lui propose une collaboration.

Pendant deux semaines, les deux auteurs en devenir jettent les bases d’une histoire capable de durer plusieurs semaines. Ils présentent le produit de leurs cogitations, sous forme de deux émissions d’un quart d’heure. Ils font une distribution, surtout des copains avec qui ils ont du plaisir : Marthe Nadeau, Ronald France, Yolande Roy et s’ajoute la jeune vedette montante Joël Denis. Les comédiens seront payés au minimum pour le pilote. La démo est bien travaillée et est envoyée au directeur de la programmation d’une importante station de radio de Montréal. L’attente de la réponse du commanditaire est longue, plus de deux mois avant d’obtenir une réponse. Mais le résultat en valait la peine. CKVL et intéressé par une quotidienne et l’émission sera commanditée par Steinberg, le plus important épicier du Québec à cette époque. Les deux auteurs paraphent le contrat et tous deux décident d’utiliser un pseudonyme fusionnant leurs deux noms. Marcel Cabay et Bernadette Morin deviendront : Marcel Morin.

Grande Allée est selon les journaux de l’époque « une émission amusante qui se passe dans un milieu bourgeois de la ville de Québec. Une histoire de famille où l’élément comique domine même dans les problèmes de la vie quotidienne ». L’émission est présentée 52 semaines par année sera en ondes tous les jours à 12 h 30 diffusée dans la région de Montréal et elle sera captée par les onze stations sœurs de la province. [v] Le radioroman Grande Allée sera en onde du 14 septembre 1964[vi] à septembre[vii] 1968.[viii] Il était réalisé par André Perry qui fondera quelques années plus tard le légendaire studio d’enregistrement de Morin-Heights qui accueille les plus grandes stars de la musique, dont les Bee-Gees, John Lennon, Cat Stevens, Chicago, etc.

Marcel Cabay
Publicité dans le journal Télé-Radiomonde

Pour la petite histoire, Marcel Cabay développera par la suite les feuilletons radiophoniques, Côte Vertu (1969-1970) et Grande Ville (1974-1975) pour CKVL. Il est l’auteur, pour la télévision, des émissions Le Pèlerin de Kranine, La Ligne du Nord et son plus grand succès Les Berger (1970-1978), émission pour laquelle il reçoit, en 1971, le trophée Méritas du meilleur téléroman. De 1978 à 1982, il poursuit son téléroman sous le titre Le Clan Beaulieu. Il collabore également à l’écriture de quelques émissions pour enfants (La Boîte à surprise) et téléromans (Rue de l’Anse, Les Enquêtes Jobidon et Coeur atout). Comédien connu, il joue notamment dans Les Belles histoires des Pays d’en haut, La Pension Velder, Opération-Mystère, C’est la loi, C’est la vie et Cré Basile. Il publie des nouvelles dans Le Petit Journal et le Photo-Journal et quelques romans biographiques et autobiographiques. Marcel Cabay à abondamment pratiqué le métier de comédien à la télévision et au théâtre ainsi qu’en doublage. Marcel Cabay est décédé le 7 juin 1990 à l’âge de 68 ans. Il était le père de la comédienne Claudine Chatal.

 Toute cette écriture allait inévitablement conduire Bernadette Morin vers autre chose qui n’allait pas tarder à se présenter. Son amie Marthe Nadeau l’informe que la maison de doublage Sonolab cherche une comédienne pour un projet et elle est convaincue qu’elle correspond exactement à ce qu’on cherche. Après quelques hésitations elle se présente aux auditions et elle obtient la série. « C’était pour le rôle d’un petit bonhomme en pâte Gumby. Je suis très reconnaissante à Marthe. Tout ce que je fais aujourd’hui, c’est à elle que je le dois. Si elle ne m’avait pas bousculée, je ne l'aurais jamais fait cette audition. »[ix]

C’est donc grâce à la série Gumby que tout a commencé. Et par le fait même c’était la première fois qu’on utilisait la bande rythmique à Montréal.

Comme elle est régulièrement au studio de doublage pour la série, elle observe et apprend. Un jour, Marianne Dubos son employeur, ayant remarqué sa facilité à changer des mots qui collaient mieux avec le mouvement des lèvres lui propose de faire les textes d’une série japonaise de dessins animés pour enfants. Elle accepte le défi qui lui demandera beaucoup d’imagination et de créativité. Le résumé des épisodes en anglais fourni par le distributeur ne lui donne que très peu d’indications des dialogues en japonais. Elle construit donc une adaptation très libre de la version originale, invente les dialogues en lien à ce qui se passe à l’écran. Nous sommes évidemment à l’époque des bobines de pellicules découpées en séquences de quelques secondes. Elle se débrouille avec ce qu’elle a sous la main, une planche, quatre punaises, un manche à balai, deux chaises. Elle donne le titre, en plus de lui prêter sa voix. C’est ainsi qu’est née Minifée.

Cette première expérience est complétée de peine et de misère. Son mari Lucien constate rapidement que sa femme ne peut pas travailler dans ce genre de condition et lui propose de lui construire une machine lui permettant d’associer la bande rythmique et l’image. Il en a vu une, et il croit être capable d’en construire une version. Tout le monde rigole un peu, que ce soit impossible à faire, plusieurs ont essayé et personne n’y est parvenu. Il n’y a rien à son épreuve. Inventeur et bricoleur, il en fabrique une pour sa Bernadette et il en fabriquera même cinq autres pour d’autres adaptateurs impressionnés par l’outil. C’était véritablement l’âge d’or du doublage au Québec. Une époque artisanale faite de passion, d’inventivité et de débrouillardise.

Rapidement après son travail sur Minifée, elle devient l’adaptatrice dialoguiste très en demande dans un univers composé d’une douzaine de camarades essentiellement masculins.

On lui propose l’adaptation de nombreuses séries qui ont marqué leurs époques et qui encore aujourd’hui se démarquent par leurs qualités narratives et techniques. Parmi sa longue liste : Tarzan, Qué sera sera (The Doris Day show), Au pays des géants (Land of the giants), Cent filles à marier (Here Come the Brides), Lassie[xi], Sur la côte du Pacifique (The beachcomber), les 174 épisodes de la série médicale Marcus Welby (Marcus Welby MD), Sur la route de l’amitié[xii] (Matt & Jenny)[xiii], les saisons 3 à 5 de  Maîtres et Valets (Upstairs, Downstairs), Quincy (Quincy MD), Cosmos 1999[xiv] (Space 1999) avec Vincent Davy, Joe le fugitif[xv] (Run Joe run), Cagney et Lacey (Cagney & Lacey) ainsi que certains téléfilms des années 70 de Disney pour Bellevue Pathé : Le Monstre de la Baie aux Fraises (The Strange Monster of Strawberry Cove) et Le Drôle de zoo de Morganville (The Wacky Zoo of Morgan City)

S’ajoute à cela, les adaptations des séries animées : Mackerel Moocher[xvi], Woody le Pic[xvii] (Woody Woodpecker), Vickie le viking[xviii] et Candy[xix]. La Petite Sirène (The Little Mermaid - Japon: 1975) son timbre de voix juvénile malléable a habité plusieurs dessins animés incontournables des années 70-80 : Elle est Lili, la voisine du Petit Castor, Ilva et Titi, la mère et l’amie de Wickie le Vicking,  la méchante Éliza dans Candy, le sympathique fantôme Casper de Casper et les anges, Sunny dans Skippy le kangourou et la célèbre Minifée comme mentionné plus haut.

Plusieurs films pour la jeunesse venant des pays de l’Est distribués par les films Faroun de Rock Demers.  La Princesse orgueilleuse (Pysná princezna) en est un exemple retracé dernièrement.



Une multitude de films pour le cinéma comme ceux des filiales Disney : Entre deux plages (Beaches) et Trouble en double (Big Business) avec Bette Midler,  Le mariage de Betsy (Betsy's Wedding), Les Extraterrestres en Balade (Spaced Invaders), Heartbreak Hotel, Teenage Mutant Ninja Turtles (Teenage Mutant Ninja Turtles) ainsi que Capitaine Crochet (Hooks) pour la Columbia. Sans oublier l’un des plus prestigieux films des studios Orion, Il danse avec les loups (Dances with wolves) pour la maison Multidub.



Dans l’entrevue donnée à Caroline Carel du journal Photo-Journal de 1977, elle dira qu’il faut pour faire ce métier « savoir respecter les longueurs des phrases et les labiaux au moment de l’adaptation. Il faut aussi trouver le bon mot qui correspond pour les ouvertures et les fermetures de la bouche. Savoir inventer un texte, mais toujours respecter l’idée originale de l’auteur. Adapter dans sa langue un texte en langue étrangère afin que le dialogue colle à l’image ».

D’abord il faut être très persévérante et patiente. Aimer travailler en solitaire avec sa machine, ses livres et ses dictionnaires. Être rapide pour répondre aux échéanciers qui sont parfois très rapprochés. En tout premier lieu, avoir le sens du dialogue. Avoir une connaissance parfaite du français. Avoir énormément de vocabulaire. Maîtriser suffisamment l’anglais pour comprendre le sens de l’histoire et du texte.

À force d'être sous contrat par plusieurs maison de doublage, Lucien Morin développe également une passion pour ce métier à un point tel qu’il fonde avec son épouse leur propre studio en 1971. Mont-Royal Synchro deviendra l’une des maisons de doublage faisant ainsi concurrence à Bellevue Pathé, Sonolab, Québec-Syncro et Cinélume dans les années 70. L’un de leurs importants projets restera la série La femme bionique (The bionic woman). En plus d’adapter les 32 épisodes pour la version québécoise[x], Bernadette prête sa voix à "Peggy" Callahan, la secrétaire d’Oscar Goldman.

Au fils des années, elle a travaillé avec des textes venant de Russie, du Japon, de l’ancienne Tchécoslovaquie, de Bulgarie, de Roumanie, d’Angleterre, des États-Unis et du Canada anglais.

Sans oublié qu’elle a formé une génération d’adaptateurs, d'adaptatrices et de dialoguistes qui ont suivi par la suite.

Une carrière bien remplie à faire le métier par passion représentant des milliers d’heures de contenu et qui ont particulièrement meublé nos vies et surtout nos souvenirs.

Recherche et rédaction : Stéphane Perron 2021
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[i] La patrie du dimanche, 9 août 1959, p. 89

[ii] La seigneurie, 1 septembre 1968, p. 10

[iv] La presse, 15 septembre 2007, C. Arts et spectacles, p. 11

[v] Télé-radiomonde, 12 septembre 1964, p.25

[vi] Télé-radiomonde, 19 septembre 1964, samedi 19 septembre 1964, p. 20

[vii] Photo-journal : tout par l'image, 26 mars 1969, p.67

[viii] Le petit monde des Berger et du Clan Beaulieu, Marcel Cabay, Éd. Québécor, 1983 p.113-117

[ix] Photo-journal : tout par l'image, 22 avril 1977, p.11

[x] SACEM

[xi] SACEM

[xii] SACEM

[xiv] SACEM

[xv] SACEM

[xvi] SACEM

[xvii] SACEM

[xviii] SACEM

[xix] SACEM

 

Commentaires

  1. Encore un autre très beau et très bon texte en lien avec le doublage québécois! Merci beaucoup l'archéologue du doublage québécois! J'ai déjà hâte au prochain mais je ne suis pas pressé alors prend ton temps :)

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    1. Merci! je prends mon temps pour bien faire les choses! ;-)

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    2. Derien ca fait plaisir! et oui en effet prendre son temps aide a bien faire les choses! ;)

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  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blogue.

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